Half-Life : La beauté née de son absence

Pour une raison qui m’échappe, une licence particulière de jeu vidéo, ainsi que l’univers qui gravite autour, me captivent depuis des années : Half-Life. Sans crier gare, cette ferveur exclusive à l’œuvre citée m’est revenue, dans une imprévisibilité qui me questionne… Pourquoi éprouvé-je cela uniquement avec elle ?


Purement novice dans le monde du jeu vidéo, Half-Life n’avait absolument rien pour me plaire. De mon point de vue, ce n’était à priori qu’un énième FPS d’action, bête et méchant, où l’on incarne un générique héro surpuissant qui ne fait que courir et tirer sur des ennemis de plus en plus forts. Basique. Ras des pâquerettes, voire même repoussant…

Paradoxalement, parmi les jeux qui se déroulent dans l’univers de Half-Life, ce dernier n’est même pas mon favori. Débutant les FPS, j’ai d’abord été introduit par le plus « léger » Portal avant de me laisser convaincre que, si l’histoire de Portal m’intéressait, j’en découvrirai d’autres éléments en jouant à Half-Life. Finalement, je n’ai jamais réussi à finir le premier opus du nom, bien trop exigeant pour mes pauvres réflexes… Mais cela n’a, à aucun moment, pu empêcher la magie d’opérer. Si Portal reste, même aujourd’hui, mon jeu préféré, il ne concurrence pas le degré de fascination que je peux avoir pour son grand frère Half-Life.

Même si la jouabilité reste le cœur de ces œuvres tout particulièrement développées autour de leur dimension ludique, ma réflexion se s’étendra pas sur ce point. L’expérience pour le joueur, sur cette dimension seule, est exceptionnelle. Bien sûr, cela pèse dans la balance, mais il en faut beaucoup plus pour charmer à ce point la sensibilité. La « vision d’artiste » est plus forte que le plaisir du joueur, en quelque sorte. C’est pourquoi, à partir de maintenant, lorsque je parlerai de Half-Life, cela désignera plus largement l’univers de cette série de jeu.


La vallée dérangeante

Avez-vous déjà ressenti, comme une subtile synesthésie, l’atmosphère d’un lieu rien que par sa luminosité? Ce sentiment très prenant que l’on peu retrouver dans une toile impressionniste, où la finesse et justesse des détails formels deviennent secondaires tant le choix des couleurs et des contrastes prennent naturellement le dessus dans notre sens du réel… C’est une façon de concevoir le réalisme visuel qui comprend l’importance du « tout ». Au final, ce « tout » fonctionne et immerge bien plus efficacement que n’importe quelle prouesse du contour. Une personne myope sait bien saisir la véracité d’une scène, qu’elle soit aidée de lunettes ou non, puisque la communication silencieuse du réel, avant d’être formée, est puisée dans la lumière ou l’absence de celle-ci. Il est intéressant de noter que dans le livre de la Genèse, la première action de Dieu sur la Création n’est pas de donner une forme, mais d’y appeler la lumière et de distinguer celle-ci des ténèbres (GN : 1-4). On touche alors un degré de perception presque plus primitive encore que nos sens.

Emile Claus – ponte di waterloo, sole e pioggia, marzo (1916)
William Trost Richards – Seascape with Distant Lighthouse, Atlantic City, New Jersey (1873)

01 AU COMMENCEMENT, Dieu créa le ciel et la terre.

02 La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux.

03 Dieu dit : « Que la lumière soit. » Et la lumière fut.

04 Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres.

GN 1-4

D’une autre manière, bien que le rendu diffère, on peut aussi penser aux saisissants clair obscur des toiles caravagistes. Ce qui frappait alors le spectateur, révolutionnant le monde de l’art, ce n’était plus uniquement le rigorisme académique des contours – même s’ils étaient toujours recherchés – mais bien la profondeur des scènes simulées par la maîtrise des contrastes entre l’ombre et la lumière.

Et si cette vision du réalisme était étendue sur tous les aspects du medium vidéoludique ? C’est ce que propose Half-Life. Ainsi, par exemple, les voix ne se contentent pas d’un bon rendu audio, mais se reposent également sur un bon jeu d’acteur, le bon jeu d’acteur sur une bonne écriture, la bonne écriture sur un bon gamedesign… tous les éléments s’appuyant les uns sur les autres créent ainsi non plus une montagne de qualités accumulées mais un véritable monument ordonné. Cet ordre, c’est la beauté, le bonus qui n’est pas contenu dans la création et qui ne se voit que parce que nous n’y somme nous même pas contenus.

L’œuvre propose une immersion réussie, et c’est cette même réussite qui déclenche l’émotivité face au beau, émotivité qui fatalement nous sort de l’œuvre elle-même, créant de surcroît une nouvelle émotion unique et rarissime.


Georges de La Tour – Saint Joseph charpentier (XVIIème siècle)
Cité 17 – Half-Life 2 (2004)

URBEX

Difficile de prétendre pouvoir décrypter les origines des goûts de chacun. Peut-être ne le faut-il même pas. Mais l’esprit peut toujours s’émerveiller devant la synthèse de ce qui les constitue.

Quand je repense à ce sentiment perçant dans Half-Life, la sensation est extrêmement proche de celle éprouvée lorsque je croise un environnement urbain et ultra industrialisé. Mon regard esthétique s’est assurément beaucoup développé par la vision des chantiers et usines. Ces carcasses d’architecture sans aucune beauté ne m’ont jamais laissé indifférent, à tel point que, lorsque je croisais certaines usines dressées dans le vide des plaines, une réelle nausée m’assaillait. Ce genre de nausées me témoignait que le fonctionnel totalement calculé et vide d’émotion est purement contre-nature, au sens le plus péjoratif du terme. Le néant et l’absence de beau ne sont pas neutres, contrairement aux associassions mentales que nous tentons de déployer pour illustrer ces notions, mais sont profondément orientés au mal.

Photo prise à Toulouse (2025)

Absence de Dieu

Articles de journaux sur la guerre de sept heures, visibles dans un décor – Half-Life 2 (2004)

Je n’ai peut-être pas la culture nécessaire pour trouver une œuvre de fiction proposant un monde plus désolé que celui que nous découvrons dans cette série de jeux. Mais il est franchement très difficile d’imaginer une dystopie plus absolue. J’aurai bien rédigé une liste des éléments qui font de cet univers la plus horrible des histoires d’effondrement de l’humanité à mes yeux, mais plus j’écrivais, plus je trouvais de nouveaux éléments à ajouter. Le contexte de ses évènements est un puis sans fond de désolation. N’imaginez pas un enfer rempli de fantastique ou de magie : « L’Enfer, c’est l’absence de Dieu », comme a pu rappeler le Cardinal Ratzinger. C’est bien ce genre d’enfer qui s’abat sur nous dans ce titre…


noblesse

… Sauf que nous incarnons dans cet enfer l’espoir, à savoir la résistance. Le plus petit, l’impossible. A aucun moment le jeu ne laisse la place à une vision compromise de la morale, et c’était même là une volonté très explicite des développeurs. Jamais nous n’y sommes encouragés à nous « faire une raison » de la situation abominable dans laquelle le monde est plongé. A aucun moment le jeu ne nous laisse tolérer un mal « nécessaire ». Pourtant, il ne fait que nous immerger dans le quotidien morbide de la population, et cela suffit à nous porter dans la mission. Sans aucun discours, la direction est claire, franche, assumée.

Sans doute est-elle à l’image des créateurs, car quelques recherches sur l’histoire de VALVE, le studio derrière cette licence, montre parfois une politique et une éthique bien particulière. Rien n’est trop beau pour leur petit bijou qu’est Half-Life, quitte à oublier toutes les limites de temps ou de financement. On pourrait penser à de l’ambition, mais force est de constater que c’était de la passion. La recette nécessite des talents, des ressources, mais surtout, elle a besoin de cet esprit incorruptible, fidèle à la mission fixée.

Pour cette raison, la communauté de joueurs se trouve encore aujourd’hui frustrée d’une suite résolvant le scénario. Mais elle préfère attendre… depuis plus de 20 ans. La grammaire est parfaite. La relation, fusionnelle. Et ce n’est pas qu’une question d’immersion par le réalisme ni d’esthétique : l’œuvre prend en compte la seule chose qui lui manque par essence : le joueur. Elle me prend en compte, véritablement. Non pas pour que les développeurs puissent savoir ce qu’il y a attendre de moi, mais pour savoir ce que moi, joueur, j’attends. Sans même dire un mot, ils le savent déjà, car nous voulons la même chose :

« le meilleur jeu de tous les temps »

Preuve d’authentique succès, cette dynamique se retrouve dans le jeu lui-même. Jamais Half-Life n’a besoin de pavés de texte ni de cinématiques forcées pour me dire ce qu’il y a à savoir. Il a juste besoin que je sois là et que j’avance. Si ce jeu a réussi à me prendre, c’est parce qu’il n’avait pas à me chercher. Il suffisait de ne pas briser ce qui était déjà désiré. Et je sens qu’à mon tour, je n’ai plus besoin d’en rajouter.

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